Un mécanisme de rétroaction pancréas-hippocampe régule les variations circadiennes des comportements liés à la dépression
Actualités de la recherche de pointe en neurosciences : Un mécanisme de rétroaction pancréas-hippocampe régule le rythme circadien et les comportements liés à la dépression
1. Présentation du contexte scientifique
Au cours des dernières décennies, la comorbidité entre les troubles neuropsychiatriques et les dysfonctionnements métaboliques est devenue un sujet brûlant dans les domaines des neurosciences et de la psychiatrie. En particulier, la forte corrélation entre le trouble bipolaire (bipolar disorder, BD) et le diabète ou le syndrome métabolique de l’insuline a suscité une vaste attention dans le milieu médical. On estime qu’environ 40 % des patients souffrant de trouble bipolaire présentent des symptômes de diabète ou de troubles du métabolisme de l’insuline. De plus, les patients atteints de trouble bipolaire avec comorbidité métabolique présentent souvent un cours chronique de la maladie, des fluctuations émotionnelles rapides, une réponse atténuée aux stabilisateurs de l’humeur, ce qui suggère qu’un mécanisme métabolique-comportemental interagissant pourrait jouer un rôle clé dans la physiopathologie du trouble bipolaire.
L’insuline, hormone clé de la régulation du métabolisme glucidique, possède des récepteurs (insulin receptor, InsR) largement répartis non seulement dans les organes périphériques, mais aussi dans l’hippocampe et le cortex cérébral. Des études antérieures montrent que des anomalies du signal insulinique peuvent entraîner une atrophie neuronale, des troubles cognitifs et même des maladies neurodégénératives. En plus de la sécrétion pancréatique, les neurones hippocampiques sont aussi capables de sécréter de l’insuline et de participer à l’autorégulation de leurs fonctions, mettant en lumière une interaction physiologique complexe entre les voies insulinique centrale et périphérique. Cependant, la question inverse — à savoir “comment l’activité neuronale de l’hippocampe influence-t-elle la sécrétion d’insuline ?” — demeure peu élucidée.
Au niveau moléculaire, RORβ (Retinoic acid-related orphan receptor β) est un facteur régulateur des gènes du rythme circadien et serait impliqué dans la régulation de l’horloge biologique (circadian rhythm), ainsi que dans la susceptibilité à des maladies neurologiques comme le trouble bipolaire et l’épilepsie. Toutefois, le rôle précis de RORβ dans le pancréas et le développement cérébral reste à clarifier. Quelques rapports récents suggèrent que l’expression anormale de RORβ pourrait être liée à un dysfonctionnement des cellules β pancréatiques, mais il manquait jusqu’alors des preuves directes expliquant si ce mécanisme pouvait affecter les comportements émotionnels.
Fort de ce contexte, la présente étude vise à explorer le rôle de RORβ dans la boucle de rétroaction pancréas-hippocampe, à clarifier les bases moléculaires et neuronales des fluctuations circadiennes des comportements métaboliques et émotionnels, et à dévoiler un nouveau point de vue sur la physiopathologie du trouble bipolaire.
2. Présentation de l’article
Cet article a été réalisé par Yao-nan Liu et son équipe, avec des auteurs affiliés à la School of Life Sciences de l’université Tsinghua (Chine), au Salk Institute (États-Unis), à l’hôpital Tiantan de Pékin, à l’hôpital affilié du cerveau de l’université médicale de Canton, à l’Institut de génomique de Pékin (Centre National d’Information Biologique, Académie des Sciences de Chine), et d’autres institutions de renom. L’article a été publié en octobre 2025 dans la revue internationale de premier plan « nature neuroscience » sous le titre : « a pancreas–hippocampus feedback mechanism regulates circadian changes in depression-related behaviors ».
3. Détail du protocole expérimental
1. Conception générale de l’étude
Cette étude utilise un éventail technique multi-niveaux : modélisation de maladies à partir de cellules souches pluripotentes humaines induites (iPSC), organoïdes, analyses moléculaires, multiomique (RNA-seq), Western blot, édition génique animale (CRISPRa), tests comportementaux, électrophysiologie, chimio-génétique (chemogenetics), optogénétique, permettant de dévoiler systématiquement comment l’expression de RORβ dans le pancréas module la sécrétion d’insuline, l’activité neuronale hippocampique, et la fluctuation circadienne des comportements.
2. Recueil d’échantillons cliniques et création de lignées iPSC
L’équipe a d’abord recueilli des fibroblastes de la peau de cinq patients atteints de trouble bipolaire type II (BDII), cinq patients avec trouble dépressif majeur (MDD), cinq témoins sains (HCII) et, en complément, six BD type I (BDI) et quatre contrôles sains déjà établis (HCI). Ces iPSC ont servi pour les différenciations organoïdes ultérieures.
3. Modélisation des organoïdes cérébraux antérieurs et des organoïdes pancréatiques
À l’aide d’un bioréacteur rotatif, les iPSC ont été différenciées en organoïdes cérébraux matures avec quantification des marqueurs corticaux profonds et superficiels (CTIP2, TBR1, BRN2, SATB2), confirmation de fonctions électrophysiologiques normales (courants Na+, K+ et potentiels d’action), et analyses quantitatives d’épaisseur tissulaire et de composition neuronale, montrant l’absence de différence significative entre groupes patients et témoins.
Ensuite, les iPSC ont été différenciées en organoïdes pancréatiques de type îlots (contenant des cellules β), avec vérification de l’expression des marqueurs spécifiques (C-peptide, NKX6.1) et des granules de sécrétion d’insuline. Cytométrie en flux, immunofluorescence, RT-qPCR valident un taux de différenciation similaire autour de 20 % pour les cellules β, sans différence significative entre groupes.
4. Criblage multiomique et exploration des mécanismes moléculaires
Des analyses RNA-seq sur organoïdes ont permis d’identifier des gènes et voies anormalement exprimés associés à la maladie. L’analyse KEGG a révélé qu’une anomalie du circuit de sécrétion d’insuline existait spécifiquement dans les organoïdes cérébraux BDII, retrouvée également dans les neurones DG hippocampiques issus de BDI, mais pas dans le groupe MDD.
Des analyses moléculaires sur organoïdes pancréatiques ont montré que les organoïdes pancréatiques dérivés d’iPSC de BD type I et II exprimaient des niveaux d’insuline (ARN messager et protéine) significativement plus faibles que les témoins, et une capacité de sécrétion d’insuline réduite, apportant ainsi une preuve directe reliant le défaut de sécrétion d’insuline au trouble bipolaire.
5. Sélection et validation fonctionnelle de RORβ
Une exploration via la base de données Malacards sur les gènes de susceptibilité au trouble bipolaire a permis d’analyser leur expression dans les organoïdes cérébraux et pancréatiques. Il a été trouvé que RORβ est significativement surexprimé dans les organoïdes pancréatiques BDI et BDII, mais reste inchangé dans le cerveau, et cette sur-expression se localise spécifiquement aux cellules β. L’analyse du plasma de patients a montré une élévation significative de l’ARNm de RORβ chez les patients bipolaires, mais pas dans le tissu cérébral post-mortem, indiquant que cette altération s’exprime dans la périphérie et non le cerveau central.
Via le système CRISPRa, le laboratoire a activé spécifiquement RORβ dans les cellules β pancréatiques murines et confirmé que son expression restait confinée au pancréas. Les tests comportementaux chez ces souris transgéniques (groupe sg1/sg2) montrent une inversion du rythme circadien de la sécrétion d’insuline : chez la souris normale, le pic d’insuline survient le jour, creux la nuit ; chez les sg1/sg2, c’est l’inverse.
6. Études comportementales et exploration des réseaux neuronaux
Comportementalement, les souris sg1/sg2 présentent le jour des comportements de type dépressif (par exemple, davantage d’immobilité au test de nage forcée [FST], une moindre préférence pour l’eau sucrée, etc.), et la nuit des comportements de type maniaque (immobilité réduite au FST, préférence accrue pour l’eau sucrée). Les tests de sociabilité en trois compartiments montrent que l’interaction sociale n’est pas modifiée mais que la préférence pour la nouveauté sociale est atténuée.
Des injections périphériques ou hippocampiques d’insuline ou d’un antagoniste du récepteur de l’insuline (BMS-536924) montrent que l’insuline peut inverser le phénotype dépressif diurne des souris sg1/sg2, tandis que le blocage du récepteur cérébral de l’insuline aggrave ce phénotype. De manière intéressante, l’inhibition des récepteurs d’insuline dans l’hippocampe stimule la sécrétion pancréatique d’insuline, révélant l’existence d’une boucle de régulation rétroactive entre SNC et périphérie.
Les expériences d’optogénétique et de chimio-génétique confirment que la manipulation de l’activité neuronale hippocampique module directement la sécrétion pancréatique et les phénotypes comportementaux. L’activation ou l’inhibition des neurones hippocampiques (par Chr2 ou NphR) induit des variations circadiennes prolongées de la sécrétion d’insuline et des phénotypes comportementaux. Le circuit hippocampique VCA1-LHA est également impliqué dans la régulation du comportement des souris sg1/sg2.
4. Principaux résultats et logique scientifique
1. Dysfonction de la sécrétion d’insuline dans les organoïdes pancréatiques humains corrélée au trouble bipolaire
Les organoïdes pancréatiques dérivés des iPSC de patients bipolaires montrent des sécrétions d’insuline basales et stimulées par le glucose significativement réduites, réversibles par des inhibiteurs de RORβ ou des shRNA spécifiques, confirmant que l’élévation anormale de RORβ est un mécanisme clé d’insulino-déficience.
2. RORβ, fluctuations journalières de l’insuline et rétroactions comportementales
L’activation spécifique de RORβ dans le pancréas inverse les rythmes circadiens de la sécrétion d’insuline des souris, synchronise ces fluctuations avec les rythmes comportementaux, et module dynamiquement l’excitabilité neuronale hippocampique (spiking rate). Une insuline basse induit une hyperactivité neuronale hippocampique, qui entraîne à court terme des comportements dépressifs et, après un feedback à long terme, une stimulation de la sécrétion d’insuline nocturne, une hypoactivité neuronale et des comportements maniaques.
3. Validation des boucles de rétroaction SNC-périphérie et analyse des mécanismes fonctionnels
Le blocage du signal insulinique hippocampique favorise la sécrétion d’insuline pancréatique, et l’activité des neurones hippocampiques via la voie VCA1-LHA module les signaux pancréatiques, constituant ainsi une boucle de rétroaction. Les expériences d’optogénétique et de chimio-génétique établissent la base neuronale de la synchronisation des rythmes comportementaux et sécrétoires.
5. Conclusion et évaluation
Cette étude révèle un nouveau mécanisme de rétroaction pancréas-hippocampe, prouvant que l’expression de RORβ pancréatique module la sécrétion insulinique circadienne, ce qui gouverne ensuite l’activité neuronale hippocampique et la cyclicité comportementale. Les résultats apportent des preuves moléculaires, cellulaires et systémiques claires au lien entre métabolisme et comportements émotionnels dans le trouble bipolaire et autres troubles neuropsychiatriques. Le mécanisme identifié a des effets régulateurs à court terme (30 minutes à quelques heures) et à long terme (plus de 12 heures), validés expérimentalement par chimio-génétique, optogénétique, comportement, et modèles murins transgéniques, enrichissant le socle théorique du champ neuroscientifique de l’axe métabolisme-émotion.
6. Intérêt scientifique et applications potentielles
1. Portée scientifique
- Met en évidence une nouvelle base moléculaire du rythme comportemental émotionnel : la boucle RORβ-insuline-hippocampe ;
- Première démonstration que le signal pancréatique périphérique peut rétrocontrôler sa propre sécrétion via le SNC, et que le contrôle hippocampique du signal pancréatique est réversible sur les comportements ;
- Illustre l’apport des iPSC et organoïdes dans l’exploration mécanistique des maladies psychiatriques, démontrant des avantages de modélisation de précision.
2. Perspectives thérapeutiques
- Ouvre la voie au développement de traitements ciblés pour les patients avec trouble bipolaire et altération métabolique, tels que les inhibiteurs de RORβ ou les sensibilisateurs d’insuline ;
- Offre une base pour la médecine de précision, des protocoles d’intervention comportementale et la découverte de médicaments ;
- Pourrait fournir une base moléculaire à de nouveaux biomarqueurs du trouble bipolaire.
7. Points saillants de la recherche
- Utilisation innovante du système d’édition génétique CRISPRa pour une activation spécifique de RORβ pancréatique et création d’un modèle murin à inversion circadienne des rythmes ;
- Validation multiplateforme (iPSC-organoïdes et souris) puissante pour les mécanismes moléculaires pathologiques ;
- Démonstration croisée électrophysiologique, comportementale et moléculaire, bâtissant un modèle pathologique complet du cellulaire au systémique ;
- Découverte d’une boucle de rétroaction SNC-périphérie, comblant une lacune de la recherche mécanistique entre métabolisme et psychiatrie.
8. Autres éléments à noter
- L’étude suggère que, outre RORβ, d’autres gènes de susceptibilité bipolaire liés à la voie insulinique (par ex. Synaptotagmin-7) pourraient participer à la pathogenèse, ouvrant de nouvelles pistes de recherche future ;
- Bien que la taille de l’échantillon soit limitée, les différences observées entre les groupes sont significatives, garantissant la robustesse des données ;
- L’article mentionne aussi l’implication de la voie PI3K dans la régulation des comportements liés à l’insuline, ce qui élargit les directions de recherche.
9. Conclusion
Cet article dévoile, tant au niveau moléculaire que neuronal, un mécanisme inter-organe inédit de rétroaction pancréas-hippocampe, enrichissant la connaissance sur le réseau neuropsychiatrique-métabolique, et pose des bases solides pour la médecine personnalisée, le dépistage précoce et les recherches mécanistiques dans le trouble bipolaire. Avec l’intégration croissante des modèles iPSC et des neurosciences systémiques, de telles approches interdisciplinaires promettent de nouvelles percées dans le champ des maladies psychiatriques.