L'élimination différentielle des chromosomes sexuels marqués permet la production de moustiques mâles non transgéniques dans une seule souche
Contexte de la recherche
Le moustique Aedes aegypti est le principal vecteur des arbovirus tels que la dengue et le Zika. Les stratégies actuelles de contrôle génétique basées sur le lâcher de mâles non piqueurs (comme la technique des insectes stériles SIT ou la technique d’incompatibilité par Wolbachia IIT) rencontrent un goulot d’étranglement critique : comment séparer efficacement et à faible coût des millions de mâles exempts de contamination par des femelles piqueuses. Les méthodes traditionnelles reposent sur un tri morphologique ou des marqueurs transgéniques, mais souffrent d’une faible efficacité, de coûts élevés ou d’obstacles réglementaires. Cette étude s’attaque à ce problème en exploitant les chromosomes sexuels homomorphes d’Aedes aegypti pour développer un système innovant baptisé “Élimination différentielle des chromosomes sexuels marqués” (DEMARK).
La détermination du sexe chez Aedes aegypti est contrôlée par le locus M/m sur le chromosome 1 : le chromosome M porte les gènes déterminants le mâle (comme nix et myo-sex), mais reste morphologiquement très similaire au chromosome m. Des études antérieures ont révélé une région de faible recombinaison d’environ 100 Mb autour des chromosomes M/m (“désert de recombinaison”), fournissant une base théorique pour développer des stratégies de séparation sexuelle basées sur des allèles létaux récessifs liés au sexe (RLAs).
Source de l’article
Cet article est dirigé par l’équipe de Zhijian Tu de Virginia Tech, en collaboration avec des institutions telles que l’University of California, Riverside, et a été publié le 8 mai 2025 dans la revue PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), sous le titre Differential elimination of marked sex chromosomes enables production of nontransgenic male mosquitoes in a single strain.
Méthodologie et résultats
1. Mesure précise des taux de recombinaison des chromosomes sexuels
Conception expérimentale :
- Utilisation de trois lignées transgéniques marquées (C1-dsRed : 167,945 Mb ; P14-GFP : 180,261 Mb ; P10-GFP : 224,678 Mb)
- Calcul des distances génétiques entre les marqueurs et le locus M via un criblage à grande échelle (>10 000 larves)
Découvertes clés :
- Taux de recombinaison entre C1 et le locus M : seulement 0,043 % (16 Mb de distance physique pour 0,043 cM)
- Taux de recombinaison entre P14 et le locus M : 0,079 % (28 Mb pour 0,079 cM)
- Confirmation d’une suppression extrême de la recombinaison dans cette région (1000 fois plus faible que chez la drosophile)
Innovation technique :
Utilisation du séquençage Oxford Nanopore pour localiser avec précision les sites d’insertion transgénique (Dataset S2), et développement d’une méthode de cartographie génétique haute résolution.
2. Découverte et validation d’allèles létaux récessifs naturels liés au sexe (RLAs)
Procédure expérimentale :
1. Obtention de chromosomes recombinants via la lignée marquée C1 :
- mᶜ¹ᵃ (acquisition du marqueur C1 et de l’allèle létal l)
- m¹ (chromosome m ayant perdu l)
2. Conception d’expériences complémentaires pour vérifier l’effet létal :
- Létalité embryonnaire des femelles mᶜ¹ᵃ/mᶜ¹ᵃ
- Létalité embryonnaire des mâles mᶜ¹ᵃ/M (sauvetage possible par m¹)
Données probantes :
- Les croisements montrent un ratio femelles/mâles s’écartant significativement de 1:1 (Annexe SI Table S5)
- La PCR digitale (ddPCR) confirme le caractère récessif létal de l
3. Développement du système DEMARK
(1) Élimination différentielle à deux marqueurs (DE2mark)
Conception du système :
- Utilisation de chromosomes portant le même l mais des marqueurs fluorescents différents (mᶜ¹ᵃ-dsRed et mᴾ¹⁴ᵈ-GFP)
- Cycle auto-entretenu :
femelles mᴾ¹⁴ᵈ × mâles mᶜ¹ᵃ → mâles non transgéniques (m¹/m) + femelles/mâles marqués
- Létalité des femelles doublement marquées (mᶜ¹ᵃ/mᴾ¹⁴ᵈ) par homozygotie de l
Résultats expérimentaux :
- Seulement 1 femelle recombinante doublement positive sur 13 186 individus (Annexe SI Table S7)
- Efficacité de production de mâles non transgéniques : 34,5 % (4 544⁄13 186)
(2) Élimination différentielle à un marqueur (DE1mark)
Développement de RLAs artificiels :
- Knockout par CRISPR/Cas9 de gènes essentiels mais haplosuffisants :
- amon (gène de la convertase neuroendocrine, Mb du locus M)
- bag (gène à homéoboîte, 260 kb du marqueur P14)
Performances du système :
- DE1mark_bag : production exclusive de mâles non transgéniques (m/mᵇᵃᵍ⁻) et de femelles transgéniques (mᴾ¹⁴ᵈ/mᵇᵃᵍ⁻)
- Tests de compétitivité : aucune différence significative entre mâles DE1mark et sauvages (analyse GLMM p=0,493)
Conclusions et valeur de l’étude
Valeur scientifique :
- Première utilisation des propriétés des chromosomes sexuels homomorphes pour un système de séparation sexuelle auto-entretenu
- Éclairage nouveau sur l’évolution des chromosomes sexuels chez Aedes aegypti (hypothèse proto-Y/X)
- Première utilisation des propriétés des chromosomes sexuels homomorphes pour un système de séparation sexuelle auto-entretenu
Valeur appliquée :
- Production à l’échelle industrielle de mâles non transgéniques avec une seule lignée (réduction des coûts de >50 %)
- Compatibilité avec les systèmes SIT/IIT existants, contournant les obstacles réglementaires sur les OGM
- Production à l’échelle industrielle de mâles non transgéniques avec une seule lignée (réduction des coûts de >50 %)
Extensibilité technologique :
- Proposition d’une version adaptée aux chromosomes sexuels hétéromorphes des anophèles (Anopheles, Fig.6b)
- Intégration possible de systèmes conditionnels pour une production sans tri
- Proposition d’une version adaptée aux chromosomes sexuels hétéromorphes des anophèles (Anopheles, Fig.6b)
Points forts de la recherche
- Innovation méthodologique : Application novatrice du concept de “chromosomes balanciers” au contrôle des vecteurs
- Percée technologique : Pureté de séparation sexuelle atteignant 0,001 %
- Potentiel interspécifique : Cadre universel pour le contrôle génétique d’autres ravageurs