Des jumeaux numériques en santé au jumeau humain virtuel : un projet ambitieux pour la recherche en santé numérique

De la jumeau numérique au jumeau humain virtuel : le « projet Apollo » du domaine de la santé numérique

I. Contexte académique et motivations de la recherche

À l’heure actuelle, il existe encore de nombreux besoins cliniques et sociétaux non satisfaits dans les systèmes de santé mondiaux, se manifestant par exemple par un manque d’options de traitement, des ressources médicales insuffisantes et onéreuses, de longs délais d’attente, ainsi qu’un manque d’attention accordée aux groupes vulnérables tels que les enfants et les maladies rares (unmet needs). Bien que la compréhension médicale des mécanismes physiologiques de la santé et de la maladie n’ait cessé de s’approfondir et que de nouvelles technologies diagnostiques et thérapeutiques ne cessent d’émerger, l’accessibilité, l’efficacité et la personnalisation des services médicaux restent insuffisantes. Pour y remédier, la communauté médicale et l’industrie explorent sans relâche les voies de la transformation digitale et informationnelle.

À l’image du Human Genome Project, qui a permis une lecture exhaustive de l’information génétique humaine, le projet Physiome de l’IUPS a été le premier à proposer le concept d’un « modèle numérique systématique et dynamique de la physiologie humaine », à savoir la construction d’un « humain numérique » virtuel intégrant l’ensemble des caractéristiques pathophysiologiques humaines connues. Ensuite, l’initiative européenne « Human Physiological Virtual » (Virtual Physiological Human, VPH) a mis encore davantage l’accent sur le potentiel d’application de ces modèles informatiques comme systèmes d’aide à la décision clinique (Clinical Decision Support System, DSS), favorisant la médecine personnalisée et l’ébauche de la commercialisation des technologies de « jumeau numérique » (Digital Twin, DT).

Le concept de jumeau numérique, d’abord issu du domaine industriel, consiste à utiliser des modèles informatiques et des données en temps réel pour construire le double virtuel d’un objet physique. Ces dernières années, cette idée a pénétré le secteur médical et évolué vers le « jumeau numérique médical » (Digital Twin in Healthcare, DTH) — un modèle précis et individualisé pour chaque patient, intégrant divers types de données physiologiques, d’imagerie médicale et de connaissances mécanistes, permettant de prédire l’évolution de la maladie et la réponse au traitement. Par exemple, le produit HeartFlow FFRct utilise un modèle de dynamique des fluides informé par l’imagerie du patient, remplaçant ainsi une intervention invasive pour la mesure de sténose coronaire, s’imposant comme un exemple représentatif de la première génération de jumeaux numériques médicaux.

Bien que certaines solutions aient fait leur entrée dans la pratique clinique, la promesse d’une « révolution du jumeau numérique » reste encore éloignée. La raison principale est que la plupart des produits actuels se concentrent sur des segments facilement exploitables, mais manquent de plateformes collaboratives systématiques et extensibles — conduisant à des îlots de données, une faible réutilisation des modèles, des difficultés de collaboration pluridisciplinaire et des obstacles à la structuration de mécanismes de marché. C’est pourquoi les auteurs proposent une vision ambitieuse du « Jumeau Humain Virtuel » (Virtual Human Twin, VHT), posée comme le véritable « projet Apollo » du domaine de la santé numérique, afin d’impulser l’innovation et le consensus dans ce champ.

II. Source de l’article et présentation des auteurs

Cet article de position a été rédigé conjointement par Marco Viceconti, Maarten de Vos, Sabato Mellone et Liesbet Geris, qui relèvent notamment de l’Université de Bologne (Italie), de la Katholieke Universiteit Leuven (Belgique) et de l’Université de Liège (Belgique), parmi d’autres institutions universitaires et médicales européennes de renom. L’article est publié dans le numéro de janvier 2024 (Vol. 28, N°1) du « IEEE Journal of Biomedical and Health Informatics » et est accessible en open access. Il a été financé par la Commission Européenne dans le cadre des projets H2020 et de l’action de coordination et de soutien Horizon Europe EDITH, visant à structurer la future recherche en santé numérique en Europe.

III. Objectif et structure logique de l’article

3.1 Clarification des principaux termes

  • In Silico Medicine (médecine numérique ou in silico) : Toutes les activités de prévention, de diagnostic, de pronostic et de traitement des maladies effectuées par modélisation et simulation numérique sont regroupées sous le terme de médecine in silico. Les modèles peuvent être orientés données (prédiction par IA) ou mécanistiques (prédiction par la physique/la théorie), chacun présentant des avantages et des limites et reposant sur des hypothèses validées par les preuves.
  • Digital Twin in Healthcare (jumeau numérique médical) : Modèle individualisé, élaboré à partir de données personnelles, proposant des prédictions et recommandations cliniques fiables pour chaque patient. Contrairement aux modèles de population, il est personnalisé et potentiellement mis à jour en temps réel.
  • Virtual Physiological Human (Humain Physiologique Virtuel) : Cadre méthodologique initié par l’Europe, visant la construction collaborative de modèles intégrant l’ensemble des pathologies et physiologies humaines pour la recherche et la clinique.
  • In Silico Trials (essais cliniques numériques/in silico) : Utilisation à grande échelle de modèles jumeaux numériques afin de remplacer ou réduire l’expérimentation humaine ou animale dans le développement de médicaments ou dispositifs médicaux.
  • Intended Use (utilisation prévue) et Context of Use (contexte d’utilisation) : Indiquent respectivement les objectifs médicaux (pour les dispositifs logiciels) et les scénarios d’utilisation pratiques (pour les essais in silico).
  • Modèles knowledge-driven (guidés par la connaissance) et data-driven (guidés par les données) : Les premiers reposent sur la théorie et la connaissance mécaniste, les seconds sur des analyses big data et des algorithmes d’IA. Ils sont souvent combinés.

3.2 Les défis — Pourquoi le jumeau numérique peine-t-il à s’imposer ?

La communauté des praticiens du monde numérique (in silico world community of practice, isw_cop) a résumé sept grands obstacles à l’adoption du jumeau numérique en santé :

  1. Manque de modèles avancés : En particulier dans la modélisation multi-échelle et multi-système, les algorithmes et connaissances peinent à refléter avec précision la variabilité physiologique individuelle.
  2. Manque de données représentatives et utilisables pour le développement et la validation indépendante : Les obstacles au partage des données sont majeurs, avec des lois sur la confidentialité très strictes et l’absence de jeux de données annotées de haute qualité.
  3. Voies réglementaires floues : Les résultats de simulation numérique peinent à être reconnus comme preuve dans l’approbation des médicaments et dispositifs ; les standards actuels (ex : ASME VV-40:2018) doivent être adaptés aux modèles data-driven et les cycles réglementaires restent lourds.
  4. Mauvaise information des parties prenantes : Du patient au décideur, il n’existe pas de système unifié, clair et partagé d’information et d’évaluation des opportunités et des risques du jumeau numérique.
  5. Faible évolutivité et efficacité : Les modèles actuels sont gourmands en puissance de calcul, les environnements sont insuffisamment sûrs et ergonomiques.
  6. Pénurie de professionnels compétents : Les formations et filières de spécialisation restent à construire pour répondre aux besoins de l’industrie, de la recherche et de la régulation.
  7. Modèles commerciaux encore immatures : Les mécanismes de commercialisation, de partage et de monétisation des données/modèles sont sous-développés.

3.3 Virtual Human Twin (VHT) : le schéma d’un écosystème

Face à ces défis, les auteurs avancent le concept de VHT. Ce n’est pas un modèle unique, mais une infrastructure collaborative distribuée, englobant données, modèles et standards, avec les caractéristiques majeures suivantes :

  1. Positionnement fondamental : Le VHT n’est pas un super-modèle universel mais une plateforme ouverte, accumulant et interconnectant de multiples sources de données, de modèles et de connaissances, accélérant le développement et la validation des DTH (jumeaux numériques médicaux).
  2. Objets données et objets modèles : Les données hébergées par le VHT respectent les principes FAIR (Findable, Accessible, Interoperable, Reusable), priorisant les données quantitatives individualisées, richement annotées par des métadonnées. Les modèles informatisés sont conçus comme des « robots parcourant l’espace des données », avec une gestion automatique des entrées, sorties et calculs.
  3. Un espace de données à six dimensions :
    • Espace : Positionnement dans 0 à 3 dimensions sur un template anatomique humain.
    • Temps : Date de collecte / âge / durée de vie.
    • Crédibilité : Annotation de la source et niveau de validation des données, supportant des systèmes d’accréditation progressifs.
    • Clustering : Regroupement flexible par âge, sexe, état de santé, etc., permettant de passer facilement des données individuelles à celles de groupe.
    • Posture corporelle, échelle de mesure, etc. : Compatibilité avec l’alignement multi-échelle, s’appuyant sur des techniques d’ajustement mécanique et d’enregistrement élastique.
    • Autres dimensions : Grain et étendue des données, facilitant la recherche et l’exploitation par les chercheurs.
  4. Orchestration des modèles et exécution distante : Prend en charge des flux logiques complexes entre modèles (automatisation par lots comme modèles fortement couplés), avec librairies spécialisées pour les calculs interactifs ou temps réel.
  5. Rôle et fonctionnement de l’écosystème : Le VHT est à la fois au service des besoins cliniques, R&D et réglementaires et connecte fournisseurs de données/modèles et utilisateurs finaux. La structure supporte un stockage flexible des données et la migration des modèles, s’adaptant aux contraintes juridiques, techniques et commerciales. L’écosystème pourrait initialement reposer sur des financements publics et des collaborations pré-concurrentielles, évoluer vers un fonctionnement de marché, jusqu’à devenir une plateforme collaborative ouverte, durable et auto-entretenue.

3.4 Analyse des apports technologiques et applicatifs

Innovation scientifique et perspectives d’application :

  • Fin des silos de données et des barrières de modèles : Un partage de données/modèles de haute qualité favorise la collaboration interdisciplinaire et accélère le développement d’outils médicaux personnalisés.
  • Accélération des essais in silico : Réduction drastique du recours à l’expérimentation humaine et animale, avec gains de coûts et de temps pour le développement.
  • Établissement de mécanismes réglementaires et de validation clairs : Les ressources de vérification et validation ouvertes et indépendantes facilitent l’acceptation réglementaire et la normalisation.
  • Une plateforme d’information à l’usage de toutes les parties prenantes : Patients, médecins, chercheurs, industriels et régulateurs peuvent exploiter le VHT pour les requêtes de connaissances, les essais de modèles et le partage des meilleures pratiques.
  • Combinaison efficace de l’IA et des modèles mécanistiques : Les méthodes d’« apprentissage machine informé par la physique » accélèrent les modèles existants et permettent une meilleure compréhension, modélisation et prédiction de mécanismes pathologiques complexes.
  • Enrichissement de la formation et innovation pédagogique : Les jumeaux numériques et modèles humains virtuels offrent un environnement expérimental et de simulation immersif pour la formation des nouveaux ingénieurs biomédicaux et médecins de demain.

Points majeurs et avancées : - Le VHT n’est pas une solution pour une maladie ou un problème spécifique, mais une infrastructure permettant des progrès dans de multiples domaines. - Insistance sur « la réutilisation des modèles, l’interopérabilité et la standardisation des données », ambitionnant de créer une base scientifique ouverte analogue aux grandes bases de données biologiques. - Prescription précise des orientations techniques et des exigences standards pour la modélisation multi-échelle et multi-système, comblant les limites actuelles du mono-organe ou du mono-temps.

Impact commercial et sociétal : - Le VHT favorisera la circulation et la valorisation des données, modèles et calculs, créant de nouvelles chaînes de valeur et modèles d’affaires pour les universitaires et industriels. Les fournisseurs de données et modèles bénéficieront d’une juste rétribution et protection, dynamisant la prospérité globale de la santé numérique.

Défis éthiques et juridiques : - Bien que les questions éthiques et juridiques ne soient pas détaillées dans cet article, les auteurs soulignent la nécessité d’alignement avec les réglementations européennes et internationales, et leur intégration progressive dans le processus de consensus futur.

IV. Conclusion : portée et perspectives

Cet article, manifeste et feuille de route pour le « jumeau humain virtuel » en santé numérique, marque le passage d’une médecine numérique centrée sur des percées isolées à une nouvelle ère systémique et écosystémique. Il ouvre non seulement de nouveaux horizons pour la recherche scientifique, mais propose à l’industrie, aux pouvoirs publics et à la société des perspectives inédites de collaboration, d’innovation et de partage. Un tel objectif de personnalisation et d’accessibilité médicale universelle ne saurait être atteint par un seul établissement, ni par des modèles individuels ou des données éparses : seules des plateformes ouvertes et collaboratives de grande échelle, comme le VHT, permettront une véritable révolution scientifique et industrielle.

À mesure que les projets européens EDITH et l’écosystème VHT progresseront, ce « projet Apollo » a le potentiel de transformer réellement la santé numérique dans les cinq à dix années à venir, accomplissant un saut historique de l’exploration scientifique à la réalité clinique, des îlots de données à une collaboration gagnant-gagnant.